Une explication brûlante pour une lettre perdue

Publié le par Jean Pierre Mazille

(1273/2000)

Attention, tout ce qui suit est faux, "Ma" Demoiselle de Chartres ne deviendra jamais Princesse de Clèves dans mes élucubrations, sauf dans 15 de ses cauchemars, le neuvième ici.

Contexte : dans la troisième partie du roman, sous prétexte de sortir son ami Monsieur le vidame de Chartres du mauvais pas où l’a placé une lettre compromettante d’une de ses conquêtes, lettre tombée de son habit, Monsieur de Nemours va réussir à pénétrer la chambre de la Princesse de Clèves et y rester seul avec elle par l’entremise surprenante de son mari. En fait, le beau galant travaillera surtout pour lui, car il se murmure aussi que cette lettre aurait été plutôt perdue par lui et donc écrite par son amante, ce qui pourrait faire mauvais genre aux yeux de la Princesse et donc lui faire perdre de précieux points auprès de cette très jeune femme à l’exceptionnelle beauté blonde qu’il désire tant.

Vers mes seize ans, lors d'une première lecture, quand M. de Nemours dit :
(…) je vous ferai bientôt voir (Madame) la vérité …
Je transformai la réponse (tout bas) de la Princesse ainsi :
(…) et même la vérité toute nue si je me lève en tenu d’Ève …


On aura compris pourquoi ma version divergea très vite de celle magnifique de Mme de Lafayette, et le fossé s’est un peu élargi depuis.

Une illustration d'Édith Follet de cet épisode du roman

Une illustration d'Édith Follet de cet épisode du roman

UNE EXPLICATION BRÛLANTE POUR UNE LETTRE PERDUE

Quel essaim l’a piqué ? Si tôt ! Que lui a pris
D’avoir ouvert en grand le pas1 de sa vestale
À l’hyperbole indue des beautés les plus mâles2.
Pauvre Prince3 en tournoi4, tu en paieras le prix !

L’avenant5 de Nemours a su plaider sa cause,
L’aubaine d’une lettre égarée au tournant
D’un parent de la perle : épouse du tenant6,
Lui a offert la clef de sa pièce à lui close.

La missive traîtresse arrivée dans ses mains
A fort gâché la nuit de Madame de Clèves,
Sa jalousie en fièvre alors que le jour lève
L'a laissée toute nue en ses draps de jasmin.

La chambre encore ombreuse aux beaux yeux qui braconnent,
En diligence7 elle a caché sous le beau lin
Un thorax et le reste au plaisir du malin,
Une ligne d’épaule au-dessus horizonne8.

Elle écouta longtemps l’incrédule défens9
De l’ami de son oncle10 et trop galant de Chartres,
Mais sa fausse froideur enfin se fit abattre
Par son message à point11 d’excuse triomphant.

Aïe ! le hic pour le lire on dut taire la brume,
Ce qu’il fit de lui-même écartant les rideaux,
Cependant12 plaine lice à poil derrière son dos
Un corps en profita pour vêtir un costume.

Cette autre diligence afin d’ajustement
Recouvra la vertu de la reine des prudes
Qui se put alors boire en toute quiétude
Le doux dit qu’elle crut de l’impossible amant.

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Ne donnons pas quitus à ces lignes en perruque13
Qui suivent d’assez près ce moment du roman,
Hors celles du lever ici en supplément,
S’en satisfait l’autrice avant qu’on ne les truque.

La Stuart confia bien plus que pour info
À notre blonde amie la lettre incendiaire
Et Nemours pour la voir passa la serpillière14,
Certes tout ça est vrai, mais que le reste est faux !

Cette scène est bâtie sur la fumisterie
Qui porte encore à croire à longueur du récit
Qu’un masochiste amour cette nuit a occis
Par jalousie ou presque une splendeur meurtrie.

Définitivement et il n’est pas trop tard
On l’affirme et l’écrit que la plus jolie Clèves
N’a eu n’a et n’aura d’étoile dans ses rêves
Qu’un délicieux prêtre15 et pas l’autre queutard.

Elle voit dans Nemours un jouet qui l’amuse
Un pari à tenir dont elle se fait fort
D’en sortir vainqueur là : parmi tous les cadors,
Il sera le dernier à la voir nue, sa muse !

1— L’entrée de la porte de la Princesse de Clèves.
2— L’une des épithètes du duc de Nemours bien sûr.
3— Le Prince de Clèves, le mari donc.
4— Sous-entendu : en tournoi amoureux.
5— Combattant dans un tournoi qui entreprenait de vaincre le tenant du titre.
6— Combattant dans un tournoi qui entreprenait de tenir contre tout adversaire assaillant.
7— Avec précipitation, très rapidement.
8— Verbe construit avec le premier groupe qui s’y prête si bien.
9— Défense (vieilli).
10— Le vidame de Chartres, par qui tout cela est arrivé au passage.
11— On le sait, le Vidame a fourni une espèce de contrepoison à son ami prouvant avec une autre lettre que la lettre tombée est bien de lui, un atout que Nemours abattra bien sûr en dernier.
12— Dans l’usage ici un peu oublié et pourtant naturel : pendant ce temps.

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13— Dans l’acception : travail effectué par quelqu’un pour son usage personnel en utilisant l’outillage, les matériaux, les installations de l’entreprise, le chef-d’œuvre de Mme de Lafayette ici, hélas !
14— Une épithète possible pour le Prince de Clèves tant les prétendants de sa femme lui passent et s’essuient les pieds dessus pour arriver à sa femme.
15— D'innombrables numéros de "ma" Mademoiselle de Chartres ont déjà porté témoignage de cet attachement réciproque.

Photo by Sergey Minim

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Le vrai et admirable texte de LA PRINCESSE DE CLÈVES :

(...)

M. de Nemours le promit au Vidame de Chartres et prit le billet de Mme d'Amboise ; néanmoins son dessein n'était pas de voir la reine dauphine et il trouvait qu'il avait quelque chose de plus pressé à faire. Il ne doutait pas qu'elle n'eût déjà parlé de la lettre à Mme de Clèves et il ne pouvait supporter qu'une personne qu'il aimait si éperdument eût lieu de croire qu'il eût quelque attachement pour une autre.

Il alla chez elle à l'heure qu'il crut qu'elle pouvait être éveillée et lui fit dire qu'il ne demanderait pas à avoir l'honneur de la voir, à une heure si extraordinaire, si une affaire de conséquence ne l'y obligeait. Mme de Clèves était encore au lit, l'esprit aigri et agité de tristes pensées qu'elle avait eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise lorsqu'on lui dit que M. .de Nemours la demandait ; l'aigreur où elle était ne la fit pas balancer à répondre qu'elle était malade et qu'elle ne pouvait lui parler.

Ce prince ne fut pas blessé de ce refus : une marque de froideur, dans un temps où elle pouvait avoir de la jalousie, n'était pas un mauvais augure. Il alla à l'appartement de M. de Clèves, et lui dit qu'il venait de celui de madame sa femme, qu'il était bien fâché de ne la pouvoir entretenir, parce qu'il avait à lui parler d'une affaire importante pour le Vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à M. de Clèves la conséquence de cette affaire, et M. de Clèves le mena à l'heure même dans la chambre de sa femme. Si elle n'eût point été dans l'obscurité, elle eût eu peine à cacher son trouble et son étonnement de voir entrer M. de Nemours conduit par son mari. M. de Clèves lui dit qu'il s'agissait d'une lettre, où l'on avait besoin de son secours pour les intérêts du Vidame, qu'elle verrait avec M. de Nemours ce qu'il y avait à faire, et que, pour lui, il s'en allait chez le roi qui venait de l'envoyer quérir.

M. de Nemours demeura seul auprès de Mme de Clèves, comme il le pouvait souhaiter.

- Je viens vous demander, madame, lui dit-il, si Mme la Dauphine ne vous a point parlé d'une lettre que Chastelart lui remit hier entre les mains.

- Elle m'en a dit quelque chose, répondit Mme de Clèves ; mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle et je vous puis assurer qu'il n'y est pas nommé.

- Il est vrai, madame, répliqua M. de Nemours, il n'y est pas nommé ; néanmoins elle s'adresse à lui et il lui est très important que vous la retiriez des mains de Mme la Dauphine.

- J'ai peine à comprendre, reprit Mme de Clèves, pourquoi il lui importe que cette lettre soit vue et pourquoi il faut la redemander sous son nom.

- Si vous voulez vous donner le loisir de m'écouter, madame, dit M. de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité et vous apprendrez des choses si importantes pour M. le Vidame que je ne les aurais pas même confiées à M. le prince de Clèves, si je n'avais eu besoin de son secours pour avoir l'honneur de vous voir.

- Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire serait inutile, répondit Mme de Clèves avec un air assez sec, et il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine et que, sans chercher de détours, vous lui disiez l'intérêt que vous avez à cette lettre, puisque aussi bien on lui a dit qu'elle vient de vous.

L'aigreur que M. de Nemours voyait dans l'esprit de Mme de Clèves lui donnait le plus sensible plaisir qu'il eût jamais eu et balançait son impatience de se justifier.

- Je ne sais, madame, reprit-il, ce qu'on peut avoir dit à Mme la Dauphine ; mais je n'ai aucun intérêt à cette lettre et elle s'adresse à M. le Vidame.

- Je le crois, répliqua Mme de Clèves ; mais on a dit le contraire à la reine dauphine et il ne lui paraîtra pas vraisemblable que les lettres de M. le Vidame tombent de vos poches. C'est pourquoi, à moins que vous n'ayez quelque raison que je ne sais point à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la lui avouer.

- Je n'ai rien à lui avouer, reprit-il ; la lettre ne s'adresse pas à moi et, s'il y a quelqu'un que je souhaite d'en persuader, ce n'est pas Mme la Dauphine. Mais, madame, comme il s'agit en ceci de la fortune de M. le Vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choses qui sont même dignes de votre curiosité.

Mme de Clèves témoigna par son silence qu'elle était prête à l'écouter, et M. de Nemours lui conta, le plus succinctement qu'il lui fut possible, tout ce qu'il venait d'apprendre du Vidame. Quoique ce fussent des choses propres à donner de l'étonnement et à être écoutées avec attention, Mme de Clèves les entendit avec une froideur si grande qu'il semblait qu'elle ne les crût pas véritables ou qu'elles lui fussent indifférentes. Son esprit demeura dans cette situation jusqu'à ce que M. de Nemours lui parlât du billet de Mme d'Amboise, qui s'adressait au Vidame de Chartres et qui était la preuve de tout ce qu'il lui venait de dire. Comme Mme de Clèves savait que cette femme était amie de Mme de Thémines, elle trouva une apparence de vérité à ce que lui disait M. de Nemours, qui lui fit penser que la lettre ne s'adressait peut-être pas à lui. Cette pensée la tira tout d'un coup, et malgré elle, de la froideur qu'elle avait eue jusqu'alors. Ce prince, après lui avoir lu ce billet qui faisait sa justification, le lui présenta pour le lire et lui dit qu'elle en pouvait connaître l'écriture ; elle ne put s'empêcher de le prendre, de regarder le dessus pour voir s'il s'adressait au Vidame de Chartres et de le lire tout entier pour juger si la lettre que l'on redemandait était la même qu'elle avait entre les mains. M. de Nemours lui dit encore tout ce qu'il crut propre à la persuader ; et, comme on persuade aisément une vérité agréable, il convainquit Mme de Clèves qu'il n'avait point de part à cette lettre.

Elle commença alors à raisonner avec lui sur l'embarras et le péril où était le Vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher les moyens de le secourir ; elle s'étonna du procédé de la reine, elle avoua à M. de Nemours qu'elle avait la lettre, enfin sitôt qu'elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les mêmes choses qu'elle semblait d'abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu'il ne fallait point rendre la lettre à la reine dauphine, de peur qu'elle ne la montrât à Mme de Martigues, qui connaissait l'écriture de Mme de Thémines et qui aurait aisément deviné, par l'intérêt qu'elle prenait au Vidame, qu'elle s'adressait à lui. Ils trouvèrent aussi qu'il ne fallait pas confier à la reine dauphine tout ce qui regardait la reine, sa belle-mère. Mme de Clèves, sous le prétexte des affaires de son oncle, entrait avec plaisir à garder tous les secrets que M. de Nemours lui confiait. Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du Vidame, et la liberté où il se trouvait de l'entretenir lui eût donné une hardiesse qu'il n'avait encore osé prendre, si l'on ne fût venu dire à Mme de Clèves que la reine dauphine lui ordonnait de l'aller trouver. M. de Nemours fut contraint de se retirer ; il alla trouver le Vidame pour lui dire qu'après l'avoir quitté il avait pensé qu'il était plus à propos de s'adresser à Mme de Clèves qui était sa nièce que d'aller droit à Mme la Dauphine. Il ne manqua pas de raisons pour faire approuver ce qu'il avait fait et pour en faire espérer un bon succès. Cependant Mme de Clèves s'habilla en diligence pour aller chez la reine. A peine parut-elle dans sa chambre, que cette princesse la fit approcher, et lui dit tout bas :

- Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n'ai été si embarrassée à déguiser la vérité que je l'ai été ce matin.

(...)

…… Quant à l'épisode de la lettre, s'il est si long et si complexe, et sans doute un peu trop complexe, c'est encore parce qu'il répond à des intentions très précises de la romancière. Elle veut que son héroïne découvre « toutes les horreurs» de la jalousie et qu'elle en reste convaincue, ainsi qu'elle le dira à M. de Nemours, « que c'est le plus grand de tous les maux» et elle veut en même temps qu'elle donne involontairement à M. de Nemours des signes de sa passion plus clairs et plus forts que tous ceux qu'elle lui a déjà donnés, et cela, alors qu'elle vient justement, la veille même, de lui laisser voir ses sentiments à deux reprises, d'abord d'une manière positive, en montrant trop d'inquiétude lors de l'accident de M. de Nemours et ensuite d'une manière négative, en ne lui demandant pas de ses nouvelles, lorsqu'elle le revoit chez la reine peu de temps après. Ces deux signes contraires, et donc complémentaires, sont, de ce fait, particulièrement. éclairants. Or la même chose se reproduit, et de manière encore plus probante, le lendemain matin lorsque M. de Nemours se présente chez elle pour lui expliquer que la lettre de Mme de Thémines était adressée au vidame de Chartres, Mme de Clèves lui montrant d'abord beaucoup de froideur et changeant ensuite brusquement et totalement d'attitude dès qu'il l'a persuadée que la lettre ne le concernait pas.

Une explication brûlante pour une lettre perdue

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