Les premières étrangetés d'une enfant

Publié le par Jean Pierre Mazille

(0002/2000)

Contexte de ce 2e numéro de "ma" Demoiselle de Chartres : où l’on retrouve la petite Demoiselle de Chartres six mois après sa naissance le 31 octobre 1543 dans le palais de ses mères à Venise.

Un contexte toujours pas agréé comme les 1999 autres par Madame de Lafayette, et on le comprend un peu ! (NDLR)

Milo Manara

Milo Manara

LES PREMIÈRES ÉTRANGETÉS D’UNE ENFANT

Sur un Rio¹ heureux au bord de Murano²
Où triompha longtemps la voûte palatine³,
Deux jeunes corps hier encore virginaux
Baignaient dans leur printemps de joyeuses poitrines.

Le grand Botticelli dans son atelier d’or
Eût été ébloui par ces blondes jumelles,
Identiques Vénus pour ce conquistador
De beauté, sauf six mois avant pour l’une d’elles.

Depuis presque vingt ans, les filles Priulli4
N’en faisaient qu’à leur tête avec l’aval d’un père
Qui leur permettait tout dans leur vie, dans leur lit ;
Nulle n’envisageait d’entrer au monastère.

Ça n’avait jamais pu, ne fût-ce qu’un instant,
Écarteler deux vies de la même existence,
Ni de très clairs désirs de quelques prétendants,
Ni d’un déséquilibre autour d’une naissance.

Elles aimaient glisser sur le marbre des Cours
Et laisser en partant un souvenir d’effluve
Qui ne se dissipait, suite à leurs courts séjours,
Oncques dans les cerveaux séduits, cuits à l’étuve.

Qui eût osé jurer d’avoir pu observer
L’une sans l’autre après… ne serait-ce qu’une heure ?
Certainement pas l’homme entre elles enclavé
Dont aucune ne prit cet objet pour un leurre.

Ô, comment eût-il pu lors en être autrement ?
La même couche vit dans la même voltige
Se percer leur hymen dans le même moment :
« Bel amant de ma sœur, que j’aime vos prodiges ! »

Les rayons de soleil d’un chaud matin d’avril
Et l’odeur des jardins gambadaient dans la chambre
D’un palais brun offert à de jolis nombrils
Par un cœur paternel pour eux parfumé d’ambre.

À sa droite enchantait sa jolie belle-sœur,
À sa gauche et tout près souriait sa conjointe,
Ou l’inverse, qui sait ? De chacune des fleurs,
À tout coup, seul un ange en reconnut l’empreinte.

Lorsqu’elle s’approcha toute debout dès que
La poignée de Tatie5 lui eut ouvert la porte,
On comprit qu’un souris voulait être avec eux ;
Si jeune, avait-on vu se mouvoir de la sorte ?

Quand sa bouche parla, on fut dans de beaux draps,
À six mois ça tenait au moins du sortilège :
« Pater, mater, soror6 »  le disant les montra ;
En six langues et plus7 retourna ce manège.

Par un « S'ciavo8 ! » d’entrée, elle crucifia
Ses trois parents sans voix devant leur Demoiselle
À la blondeur déjà digne d’alléluias
Aux yeux encor plus doux qu’un azur d’aquarelle.

Le couple féminin maniait le latin,
Le beau vénitien et quelques autres langues,
Monsieur de Chartres lui portait un vrai butin
De parlers, une enfant pénétrait leur triangle.

D’ici la Pentecôte à ses mots se joindraient
Des grammaires d’enfer eu égard à son âge,
Et puis divinement, les dons de feu viendraient
Un peu plus chaque année brûler sur son langage.

1— Canal.
2— L'île de Murano est située au nord de Venise, dans la lagune.
3— Jusqu'au xviiie siècle, l'île comptait de nombreux palais, ils furent détruits par Napoléon Bonaparte, alors commandant en chef de l’armée d’Italie, lors de son occupation de Venise en 1797.
4— Les Priuli appartiennent à une famille patricienne de Venise, qui serait d'origine hongroise. Ils ont donné leur nom à plusieurs rues et palais de Venise, trois doges, mais aussi des procurateurs de Saint-Marc, des ambassadeurs, des généraux d'armée et des sénateurs.
5— La nounou de la petite Demoiselle de Chartres qui fut aussi celle de son père dans son château sur le fleuve la Vienne "au-dessus" d’Angoulême.
6— En latin : père mère sœur.
7— En italien, espagnol, anglais, allemand, hébreu, portugais, grec, arabe, turc :
padre madre sorella
padre madre hermana
father mother sister
vater mutter schwester
av em a’hot
pai mãe irma
patéras mitéra adelfí
'ab oumm oukht
baba ana    kiz kardes

sans oublier bien sûr le triplet parlé à Paris et en Val de Loire :
père mère sœur

et le triplet occitan gascon de sa tatie :
paÿ  maÿ  sòr

8— Ciao, salut amical en langue italienne vient du vénitien s’ciao (ou s’ciavo), « esclave », ça signifiait à l’initial « [sono] vostro schiavo » ("[je suis] votre esclave").

Photo by Mikhail Kabochkin

Photo by Mikhail Kabochkin

Photo by Sailko         Palazzo Giustinian (Murano)

Photo by Sailko Palazzo Giustinian (Murano)

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